Comment les enfants apprennent-ils à lire?
Si le taux d’illettrisme donne lieu lors de chaque rentrée scolaire à de nombreux commentaires dans les média, c’est que les attentes de la société‚ envers l’institution scolaire sont aujourd’hui plus fortes qu’autrefois. Ne pas savoir ou mal lire est aujourd’hui, un handicap majeur, perçu comme tel par les familles et les enseignants. En cas d’échec c’est légitimement que ces différents partenaires se tournent vers un " spécialiste ". Dès lors, les difficultés d’apprentissage de la lecture constituent pour le psychologue scolaire un des motifs de consultation les plus fréquents.
Le
propos de cet article est partiel. Il vise à faire état
de connaissances actuelles issues de la recherche en psychologie
cognitive. Il ne prend pas en compte la dimension sociale et
affective des apprentissages.
Les modèles
Deux grands courants sont proposés pour décrire l’acte complexe qu’est celui de lire (Jamet, 1998). " Les modèles bottum-up (de bas en haut) supposent une démarche ascendante allant des processus primaires de décodage (perception visuelle et assemblage des lettres) à des processus supérieurs permettant de produire du sens. Les modèles top-down (de haut en bas) accordent la priorité au raisonnement, à l’utilisation du contexte et aux anticipations sémantiques. Dans ce cas, le flux d’informations est descendant et les opérations sont dirigées par les connaissances antérieures du sujet ".
Actuellement, de
plus en plus de recherches s’orientent vers des modèles
interactifs.
Déchiffrement et compréhension
La distinction en deux composantes des processus du langage : d’une part l’identification des mots et de l’autre le traitement syntaxique et sémantique, a conduit deux auteurs à construire une théorie simple de l’acte de lire.
P. Gough et Tunmer (1986) considèrent que le décodage -ou reconnaissance de mots isolés (R)- et la compréhension orale (C) sont " les deux moitiés de la lecture ". Ce modèle suppose que les mécanismes de compréhension du langage oral et écrit sont de même nature. Ce que semble confirmer les études récentes qui établissent un lien entre la maîtrise du langage oral et celui de la lecture.
Sur la base d’un modèle multiplicatif (R x C = L), ces deux pôles prennent une part plus ou moins importante en fonction du niveau atteint par le lecteur. Ainsi, d’un point de vue développemental, plus l’élève progresse dans sa scolarité, moins il fait appel au décodage.
Les étapes d’acquisition
D’après un modèle maintenant classique (Utha Frith, 1985), trois stades de développement ont pu être distingués dans l’acquisition de la lecture.
La lecture logographique
A ce stade, l’enfant reconnaît dans son environnement des logos (Mc Donald, Lego..) et il identifie globalement un certain nombre de mots (prénoms de la classe...).
L’idée communément admise par les chercheurs en pédagogie, selon laquelle cette expérience de la lecture constituerait un mécanisme d’auto-apprentissage important, semble contredite par l’étude de Masonheimer, Drum et Ehri (1984) portant sur 102 sujets de 3 à 5 ans.
La lecture alphabétique
La mise en correspondance, graphie-phonie et phonie-grahie par l’élève constitue une étape essentielle de l’apprentissage de la lecture. C’est pendant les premiers mois de la scolarité à l'école élémentaire que cette étape est franchie. Il s’agit d’une étape fondamentale, puisqu’elle permet à l’enfant de découvrir des mots nouveaux et d’entrer dans le décodage d’un texte.
De sa réussite ou de son échec dépend souvent le statut futur de l’élève au sein de la classe. Ils conditionnent souvent la qualité de la relation entre l’enfant avec le groupe de ses pairs et avec l’enseignant.
La lecture orthographique
L’écrit
n’est pas seulement un codage de l’oral. Le seul recours
aux procédures de décodage / recodage ne peut donc
suffire. A cette étape, le lecteur devient expert et
automatise sa lecture. Il stocke en mémoire un lexique. C’est
la confrontation répétée avec certaines formes
orthographiques qui engendre cette voie directe plus économique
en temps et en énergie. Il s’agit de la " voie
orthographique directe de reconnaissance ". L’utilisation
de celle-ci ne signifie pas pour autant l’abandon définitif
de la lecture alphabétique nécessaire face à des
mots nouveaux.
Les mécanismes cognitifs
Traitements séquentiel et simultané de l’information (Kaufman, 1993)
L’apparition du K.ABC ouvre des perspectives originales dans la compréhension des mécanismes cognitifs qui œuvrent dans l’apprentissage de la lecture.
Les auteurs ont distingué deux types de processus :
d’une part les processus séquentiels : c’est-à-dire la capacité à traiter les informations les unes après les autres, processus en œuvre dans la lecture des logatomes ou des mots inconnus,
d’autre part les processus simultanés liés au traitement global et holistique des informations.
Conscience phonologique.
C’est la capacité à " identifier les composants phonologiques des unités linguistiques et de les manipuler de façon opérationnelle " (Gombert, 1992). Plusieurs niveaux peuvent être distingués : la rime, la syllabe, le phone, le phonème.
Dans un système d’écriture alphabétique comme le français, on comprend l’importance de la capacité à isoler les phonèmes et à faire correspondre graphèmes et phonèmes.
Capacités de discrimination visuelle
L’exemple le plus couramment utilisé pour montrer l’importance de cette habileté est la possibilité de reconnaître des lettres ayant des formes inversées : b, d, p, q.
Aussi, la capacité à discriminer des figures inversées est considérée comme une épreuve prédictive de l’apprentissage de la lecture. Le Reversal test (test des figures inversées) vise à apprécier si l’enfant possède les aptitudes pour aborder celui-ci.
Les hypothèses de Ake W. Edfeld ont été les suivantes :
La tendance aux inversions est un stade normal dans le développement de la perception chez l’enfant. Elle se rencontre très communément à l’âge de l’école maternelle, au cours duquel elle décroît graduellement.
Les enfants ayant des difficultés du type dyslexie dysorthographie manifestent une tendance aux inversions considérablement plus forte que les autres enfants.
La force de la tendance aux inversions, à l’approche de l’âge de la scolarité obligatoire, peut-être utilisée dans un but diagnostique et servir de fondement à un test de maturité de la lecture.
De nombreux travaux mettent en cause l’importance de cette habileté dans l’apprentissage de la lecture. C’est le cas de Vellutino (Touzin, 1997, in Lecture et dyslexies, p40) qui pensent que les erreurs et les inversions sont " le fait de problème d’association d’une étiquette verbale à un symbole visuel, plutôt qu’un problème spatial ".
La mémoire
Tout apprentissage renvoie immanquablement à la mémoire. L’apprentissage de la lecture sollicite à la fois la mémoire de travail et la mémoire à long terme.
Le codage de l’information, c’est à dire la forme sous laquelle celle-ci est conservée en mémoire, est à distinguer selon qu’il s’agit de la mémoire à court terme ou de la mémoire à long terme. En effet, des études portant sur les erreurs faites par les sujets dans une tâche de rappel indiquent que le codage acoustique est le fait de la mémoire à court terme alors que c’est le codage sémantique qui domine pour la mémoire à long terme (J.F. Richard, A. Richard, 1995, p.406-415).
Les travaux récents
définissent la mémoire de travail comme un ensemble de
trois systèmes (P. Gillet, L. Espagniet, C. Billard, 1997) :
l’administrateur central impliqué dans la gestion de l
‘attention et des opérations de traitement de
l’information, le " calepin visuo-spatial " impliqué
dans le stokage des informations visuelles et la boucle phonologique
allouée au stokage momentané des informations verbales
perçues (Braddeley, 1986).
Les processus d’élaboration
Dans un texte, tout n’est pas dit, il faut inférer et c’est grâce aux processus d’élaboration que le lecteur peut dépasser le cadre de compréhension du texte. Il ne suffit pas de décoder, mais il faut aussi en parallèle mettre en oeuvre des traitements cognitifs de haut niveau qui permettent d’intégrer des informations implicites nécessaires à la construction d’une représentation cohérente. Par exemple si vous lisez : " Ce matin, en ouvrant la fenêtre il a trouvé l’herbe mouillée et distingué des flaques d’eau sur le chemin ". Vous pourrez inférer que pendant la nuit, il a plu.
La clarté cognitive
Le bon lecteur, même débutant, veut savoir pourquoi il lit, quand on l'invite à le faire.
Il utilise des manières différentes de lire et peut en cas de difficulté ou de panne de lecture, adapter ses stratégies aux caractéristiques du texte.
Les travaux de
Fijalkow ou du groupe LIRE (Beauséjour, 1998) montrent que
c'est très tôt que ces processus s'élaborent et
qu'ils différencient le bon lecteur du mauvais lecteur. Grâce
à eux, le lecteur peut identifier ses pannes de compréhension
et compenser. Ils permettent l'auto-questionnement pour expliciter
ses choix cognitifs.
Vers
un modèle intégratif
Les conceptions modulaires.
Les tenants des conceptions modulaires soutiennent que l’activité cognitive est assurée par des modules spécialisés, dont la tâche est d’effectuer un traitement à un niveau donné (pour le lexique : traitements visuels, identification des lettres) sans que celui-ci ne soit influencé par les autres traitements (pour le langage : traitements lexicaux et traitements sémantique).
Lire c’est effectuer des traitements cognitifs de différents niveaux.
Nous savons
aujourd’hui qu’apprendre à lire implique pour
l’enfant d’effectuer des traitements cognitifs à
différents niveaux. L’importance de la conscience
phonologique, de l’équilibre entre traitement séquentiel
et simultané, du rôle de la mémoire de travail,
des processus d’élaboration et de la clarté
cognitive ont été démontrés. De
nombreuses recherches montrent que certaines de ces mécanismes
peuvent être défaillantes chez des enfants "
d’intelligence normale " et ayant acquis un bon langage
oral. C’est pourquoi, il paraît nécessaire
d’envisager les troubles d'apprentissage dans une approche
intégrative des différentes théories.
Les tentatives pour comprendre comment un enfant apprend à lire ont été souvent marquées par ce que G. Chauveau nomme le pédagocentrisme (les querelles sur les méthodes) et l’adultocentrisme (l’enfant est conçu comme un lecteur adulte en réduction).
En tant que praticien, le psychologue n’a pas à s’inscrire dans tel ou tel courant issu de la recherche en psychologie. Il peut cependant, sans oublier les autres approches, pour mieux comprendre et agir face à un enfant hors du lire, trouver des outils issus de la psychologie cognitive.
Par-là, il
souligne l’importance d’une approche professionnelle
indispensable au sein de l’institution scolaire.
J.M. GUALBERT
Bibliographie
CARBONNEL S., GILLET P., MARTORY M.-D., VALDOIS S., 1996, Neuropsychologie : approche cognitive des troubles de la lecture et de l’écriture chez l’enfant et l’adulte, Solal.
CHAUVEAU G, I997, Comment l'enfant devient lecteur, Retz.
JAMET E., 1998, Comment lisons nous ?, Sciences humaines, n°82, p 20-25.
RIEBEN L. et PERFETTI C., 1989, L'apprenti lecteur, Delachaux et Niestlé.
VAN GRUNDERBEECK N. 1994. Les difficultés en lecture, Gaëtan Morin.